Fin mars, une équipe de volontaires de Ouest-Est était en Roumanie, aux côtés des Oblates de l’Assomption de la ville de Bacău [se prononce “Bacaw”], dans l’est du pays. Cette partie de la Roumanie, appelée « Moldavie roumaine », est restée très pauvre même après la chute du communisme. Cette équipe était dirigée par Léopold Beaumont, chef de mission pour l’association, à nouveau accompagné de Vincent et Clément, comme lors de la mission à Przeworsk.

Pour vous raconter cette mission très riche en émotions et en découvertes, nous avons décidé de les réunir à nouveau et de les écouter échanger sur ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils en retiennent, quelques jours après leur retour.

Clément, Vincent (en haut) et Léopold (en bas) se remémorent leur mission pour rédiger ce compte-rendu, quelques jours après leur retour de Roumanie.

Léopold / Messieurs, j’espère avant tout que vous êtes bien rentrés chez vous et que vous avez réussi à reprendre votre rythme quotidien après cette mission éprouvante.

Pour commencer cet échange, parlons ensemble de ce qui a fait le coeur de cette mission : la distribution de colis d’urgence (riz, pâtes, viande, savon, lessive, papier toilettes, etc.) et de bois de chauffage à des familles vivant dans le village de Barați [se prononce “Baratsi”] et les villages alentours, qui forment aujourd’hui la banlieue de Bacău.

Achat et préparation des colis à destination des familles les plus pauvres des quartiers de la banlieue ouest de Bacău.

Clément / J’ai été frappé de voir que, dans ces endroits, pauvreté et richesse pouvaient cohabiter, parfois coude à coude. Nous avons visité des familles que les mots « très pauvres » ne suffisent pas à décrire : c’était de la misère absolue, des choses qu’on peine à imaginer. Et parfois juste à côté, on avait une grosse maison neuve, propre, parfois un peu kitsch. Un contraste qui rendait la misère voisine encore plus insupportable.

Léopold / La maison – « cabane » serait plus juste – d’une des familles qu’on a visitées se trouvait en effet juste en face d’une grosse maison comme celle que tu décris, sur laquelle se trouvait une plaque annonçant la présence d’une entreprise de « transport national et international »…

Vincent / C’est sûr que ce qu’on retiendra de cette mission, c’est la misère qu’on a vue. Je me souviendrai toujours je pense de cette maison qui se résumait à une seule pièce d’environ 6 mètres sur 5, avec juste deux canapés clic-clac dépliés et un poêle dans un coin. Un mur à mi-hauteur délimitait une « cuisine » : deux éviers et une vague table. Au fond de cette cuisine, des toilettes sans portes, où se trouvaient le seul point d’eau courante du logement et le bois pour le poêle.

Clément / Tu parles de là où un homme dormait tout habillé et sale sur un des deux canapés, en plein milieu d’après-midi ?

Vincent / Exactement. Et ça nous a un peu choqués. Sauf qu’après on a compris combien de personnes vivaient là-dedans… Vous vous souvenez ?

Clément / Six adultes et six enfants. Douze personnes. Deux lits de maximum trois places. Forcément, il faut se relayer…

La première famille que nous avons visitée. Le père est paralysé de tout le côté gauche à cause d’une maladie. Malgré la misère dans laquelle ils vivent, les quatre enfants – l’aînée est à l’école au moment où nous passons – sont doux, bien élevés, souriants. Ils se partagent la plaquette de chocolat que nous avons apportée en quatre parts égales.

Léopold / Le manque d’espace – et donc d’intimité – m’a énormément frappé, partout. Pour moi qui ai besoin de tranquillité, c’est un enfer à imaginer. D’autant plus que souvent ces gens sont malades, du fait des conditions de vies dingues qu’ils ont, de la malnutrition, de l’absence de soins bien sûr. « Mon mari dort sur le lit, et moi là », nous a dit cette femme en nous montrant un espace de quelques centimètres de large entre le lit – en triste état – et le mur séparant leur pièce de la pièce des voisins… Le mari, si je me souviens bien, avait une cirrhose, et elle avait je ne sais plus quel problème… du diabète peut-être ?

Clément / Oui, je crois que c’était ça. Là, ça a été le plus choquant pour moi je crois : dans cette petite cour, combien de familles ? Quatre ou cinq, je ne sais plus, entassées dans des petites pièces donnant toutes sur cette cour de 5 ou 6 mètres de longueur mais à peine 3 de large, dans laquelle on ne pouvait marcher qu’en se baissant pour éviter le linge suspendu au-dessus du sol boueux. Je suis entré avec Sœur Monica dans un des « logements », habité par une vieille femme : un couloir de 2 mètres de long sur un de large, encombré de bazar sur sa longueur et accueillant au bout un oratoire couvert d’icônes en toc, et une pièce minuscule. Quand Sœur Monica m’a dit combien la petite dame payait, je lui ai fait répéter plusieurs fois : 200 euros par mois…

Léopold / Sachant que le salaire minimum brut en Roumanie est d’environ 400 euros, c’est effectivement totalement dingue.

Clément / Exactement. Et apparemment l’ensemble des habitations autour de cette cour appartiennent à un homme qui habite juste à côté, dans une grande maison, et qui doit donc tirer chaque mois le double d’un salaire minimum de ces taudis qu’il loue à des miséreux qui n’ont pas d’autre choix, et qu’il vire au moindre retard de paiement. C’est difficile de ne pas être révolté par une telle injustice, et un tel refus de la dignité élémentaire de ces personnes.

Soeur Monica nous montre les réparations de fortune qu’elle a faites faire sur cette maison qui a pris feu récemment. Les murs sont posés à même le sol, sans fondations. Elle aimerait pouvoir solidifier ces murs rapidement, et finir aussi l’entourage de la fenêtre.

Vincent / Inversement, j’ai été touché par la délicatesse de Sœur Monica, qui a toujours pris soin d’aller frapper à la porte avant que nous sortions de la voiture pour lui annoncer notre arrivée, qui a toujours tenu à demander aussi si on pouvait prendre quelques photos ou non.

Léopold / C’est vrai que parfois, absorbés dans notre mission et avec la répétition des événements, on peut finir par perdre un peu cette délicatesse. Nous reparlerons de Sœur Monica, qui elle aussi nous a tous les trois beaucoup touchés si je ne m’abuse. Avant ça, j’aimerais aussi insister sur une chose que nous avons tous les trois vue, mais à des occasions différentes : la générosité des personnes que nous sommes allé aider ! Je crois que nous avons chacun une anecdote à ce sujet.

Une scène d’Évangile se rejoue dans un bidonville

Vincent / Moi la fois où ça m’a le plus marqué, c’est quand nous avons visité cette femme qui a dû accueillir les enfants d’un de ses enfants, un de ses fils je crois. Est-il mort ? Est-il parti vers l’Ouest ? Je ne sais plus. Toujours est-il que cette grand-mère a accueilli ses petits-enfants chez elle, dans un logement là aussi particulièrement misérable – au bout d’un chemin de terre caillouteuse bordé de ruines –, bien qu’un peu plus grand que d’autres choses que nous avons pu voir. Je me souviens qu’elle doit chaque jour marcher une heure pour aller à son travail.

Léopold / Qui consiste si je me souviens bien à nettoyer des toilettes publiques dans le centre de Bacău.

Vincent / C’est bien ça. Elle marche une heure pour y aller, parce que la poussette de son petit-fils, qu’elle n’a pas d’autre choix que d’emmener avec elle, ne rentre pas dans le bus. Puis une heure pour revenir, évidemment. C’est une vie terriblement dure, pour une femme qui doit avoir, vu l’âge de la jeune fille que nous avons vue, au moins 55 ans. Et malgré ça, elle accueille chez elle, dans une chambre qui donne sur la petite basse-cour derrière sa maison, un couple âgé et malade.

Clément / Ah oui, le grand monsieur, Boris, qui a subi une opération au crâne et qui n’entend plus rien. Et qui jusqu’à son opération portait sa femme, obèse et diabétique, sur son dos pour l’emmener voir le médecin. Terrible.

Léopold / Dans la basse-cour, il y avait deux porcelets. La dame nous a expliqué que l’un d’entre eux était malade et qu’il allait falloir lui donner des antibiotiques. J’ai tout de suite pensé à l’investissement que ce porcelet doit représenter pour des gens comme ça, et à la crainte qu’ils doivent avoir qu’il meure sans pouvoir les nourrir. Et au coût des antibiotiques, qu’il n’est pas question de ne pas lui donner si on veut, justement, ne pas le perdre. Quelle angoisse quotidienne…

« Au bout d’un chemin de terre caillouteuse bordé de ruines »… dans la cour, une icône nous accueille.

Une autre fois, nous arrivons dans une cour où plusieurs familles vivent côte à côte. Nous avons prévu de déposer un colis à une vieille dame que Sœur Monica connaît bien, mais découvrons qu’une autre famille est arrivée il y a peu, qui a besoin d’aide elle aussi. Nous n’avons plus qu’un colis, c’est la fin de la tournée, et Sœur Monica décide de le couper en deux pour en donner un peu à chacun. Vincent, tu m’as dit ensuite que tu avais essayé de te mettre à côté de Sœur Monica pour masquer la manip’ et éviter ainsi une tension que tu imaginais naître de cette situation – et moi aussi, j’étais un peu inquiet, honnêtement. Le partage fait, nous tendons les deux cartons aux deux femmes. La vieille femme regarde les deux colis. J’ai l’impression qu’elle va commencer à récriminer. Et en fait, elle prend dans son carton un paquet de gâteaux et le glisse dans le carton de l’autre femme…

Vincent / Attends, tu oublies le plus dingue.

Léopold / Je n’ai rien vu de plus, moi…

Vincent / Il y a eu plus, justement. Juste après ça, elles se sont retournées pour rentrer chez elles. Et à ce moment-là j’ai vu le paquet de gâteaux refaire exactement le chemin inverse : la deuxième femme l’a remis dans le carton de l’autre, et a insisté pour qu’elle le garde. J’ai eu l’impression d’assister en direct à une scène de l’Évangile, avec un paquet de biscuits à la place des deux piècettes que la femme pauvre donne au Temple.

Clément / Dans une autre maison, au moment où nous avons déposé le colis, la mère de famille a voulu donner un sac plastique à Sœur Monica. Dedans, m’a-t-elle expliqué juste après, il y avait des noix, que la mère avait ramassées avec ses enfants dans un champ voisin, et qu’elle voulait nous donner pour nous remercier. Sœur Monica a refusé – très délicatement – et la femme a fini par lui dire : « Alors je les éplucherai avec les enfants, on les vendra pour s’acheter un savon »… Bon, ce qu’elle ne savait pas encore c’est qu’il y avait du savon dans le colis, j’espère qu’elle aura pu garder ses noix et les manger avec ses enfants… Mais elle était prête à nous donner la dernière chose qu’elle avait, pour nous remercier.

Sœur Monica : une personnalité décapante

Léopold / Pendant toute cette mission, nous avons accompagné Sœur Monica, Oblate de l’Assomption, revenue vivre en Roumanie après 12 ans en France au siège de la congrégation. Nous avons tous les trois je pense été frappés par cette petite femme d’une soixantaine d’année, bourrée d’énergie.

Vincent / Oui, une énergie débordante et contagieuse. Du petit-déjeuner, qu’elle prenait avec nous parfois plus de deux heures après s’être elle-même levée pour matines, jusqu’au dîner, elle ne semblait jamais fatiguée. Un bulldozer, mais en même temps d’une grande délicatesse, nous l’avons vu. Mais aussi beaucoup d’humour !

Sœur Monica et Léopold Beaumont entourent une bénéficiaire de l’aide apportée par Ouest-Est.

Clément / J’ai beaucoup aimé nos discussions avec elle, qui nous ont vraiment aidé à toucher du doigt la complexité et la richesse de ce pays qu’on connaît si peu. Particulièrement éclairants pour moi, tous les moments où elle nous a parlé de sa jeunesse sous le régime communiste. Sa vie pauvre dans une famille de paysans, son entrée dans la vie religieuse une époque où la vie consacrée était interdite, et où les catholiques étaient encore plus persécutés que les orthodoxes, parce que considérés comme « espions de l’Ouest ».

Vincent / Le moment où elle nous a montré la maison paroissiale de Bacău, enclavée au milieu d’immenses immeubles typiques de la période communistes, …

Léopold / Immeubles qui ont été construits par les autorités pour cacher aux regards la seule petite église catholique de la ville à l’époque…

Vincent / C’est vrai. Et donc elle nous a montré cette maison : « C’est là que j’ai fait mes vœux perpétuels, dans la bibliothèque fermée à clef, avec le vicaire général qui était venu incognito et un seul membre de la famille par novice ». C’était il me semble en 88 ou 89, donc juste avant la chute du régime, mais personne dans cette pièce ne pouvait le savoir. Elle s’est donc engagée en pensant sans doute qu’elle vivrait sa vie entière dans la clandestinité, voire qu’elle devrait la donner, sa vie, pour être fidèle à son engagement. La vie religieuse est toujours un engagement un peu dingue, mais dans ces conditions c’est rien de moins que de l’héroïsme.

Léopold / C’est vrai que ça a rendu tout ça très concret : ces persécutions, c’était presque hier, j’étais déjà né, et surtout aujourd’hui je travaille avec une personne qui les a connues directement. Pour moi maintenant la mort de Ceausescu ne m’évoque plus une photo en noir et blanc dans un bouquin, un truc lointain et abstrait, mais Sœur Monica.

Un terrain de sport pour les enfants du quartier ?

Et en parlant du communisme, une chose m’a frappé aussi dans nos échanges avec Sœur Monica : je lui ai à un moment demandé s’il y avait en Roumanie, comme je l’ai constaté à plusieurs reprises en ex-Yougoslavie, une certaine nostalgie du communisme. Sa réponse est oui : il y a chez beaucoup une nostalgie de ce régime et de la forme de sécurité qu’il procurait : chacun savait exactement ce qu’il ferait 10 ans plus tard, puisque tout était planifié et organisé par l’État. Et elle nous a aussi dit que la conséquence la plus profonde du communisme sur son peuple était que l’esprit d’initiative a été complètement effacé : puisque l’État planifie tout, et que sortir du rang est inutile voire dangereux, les Roumains ont massivement oublié ce que c’était qu’entreprendre. C’est tout un peuple qui a été profondément abîmé, dans quelque chose de fondamental, qui touche directement à la liberté de chacun.

Pourtant, Sœur Monica en est un contre-exemple parfait. Pour l’expliquer, il faut que je fasse une petite parenthèse sur la « Casa de Copii Sfânta Maria », la Maison d’enfants Sainte Marie. C’est la maison dans laquelle les Sœurs nous ont accueillis, construite initialement pour accueillir des enfants orphelins ou abandonnés par leur famille. Au début, elle accueillait 60 enfants. Puis les lois concernant l’accueil d’enfants ont changé, notamment du fait des règlements européens, et les Sœurs ont été contraintes de vider leur grande maison pour accueillir les enfants dans deux maisons distinctes, à une vingtaine de mètres de la grande maison : une maison pour 10 garçons, une autre pour 10 filles. Pour les Sœurs, ça a été un coup dur : leur raison d’être était l’accueil de ces enfants, et on ne leur donnait plus la possibilité de le faire comme elles le souhaitaient. Sœur Monica, après 12 ans en France, est revenue dans cette maison. Constatant l’état de fait que je viens d’exposer, elle a pris l’initiative de proposer une autre utilité à cette maison, pour qu’elle continue d’être au service du peuple de Roumanie. Depuis, elle fait ce que nous avons fait avec elle : visites aux familles les plus pauvres de la ville, mais aussi accueil de leurs enfants dans et autour de la « Casa de Copii », plusieurs fois par semaine.

Clément / C’est vrai que c’est d’autant plus admirable dans un pays où on est habitué à tout attendre de l’État. Et l’esprit d’initiative dont fait preuve Sœur Monica ne s’arrête pas là : aujourd’hui encore, elle a plein de projets pour améliorer la vie des enfants des quartiers. Je me souviens qu’après une distribution elle nous a montré un terrain vague en nous disant « C’est là que j’aimerais construire un terrain de sport pour que les enfants puissent se retrouver ». Et on a eu ça plusieurs fois : elle a des projets partout.

Vincent / On peut imaginer que Ouest-Est la soutienne sur l’un ou l’autre de ces projets à l’avenir ?

Léopold / Oui, bien sûr : notre but est de construire des partenariats sur le long terme, il est donc clair que le jour où Sœur Monica aura trouvé l’endroit où construire ce terrain de sport, nous ferons avec elle un appel à nos donateurs pour l’aider à le financer. Et ainsi de la même façon avec d’autres projets.

Avec les enfants, la barrière de la langue transpercée par un ballon de foot

Léopold / Nous avons aussi passé deux après-midi avec ces enfants des quartiers que les Sœurs accueillent dans leur maison, le vendredi et le samedi. Vous vous en êtes remis, vous ?

Clément / Sur le plan de la fatigue, je crois que oui. Sur les émotions, non, pas encore. Ils étaient tellement touchants, ces enfants. Je me souviens de les voir arriver le premier des deux jours, très timides avec nous bien sûr : trois grands messieurs qu’on ne comprend pas quand ils parlent, c’est forcément impressionnant.

Vincent / Et certains venaient pour la première fois chez les Sœurs, en plus.

Clément / Oui, en plus. Pendant le repas, on s’est un peu observés du coin de l’œil, et nous avons préféré rester un peu en retrait, laisser Sœur Monica gérer le temps du repas. Par contre, dès le repas fini, on a sorti les ballons et les jouets que nous avions achetés la veille ou deux jours avant… Et là, la timidité a disparu tout de suite, en tout cas chez les garçons, qui sont sortis en courant pour aller sur le vieux terrain de foot derrière la maison. Et que ça discute des règles, que ça se chicane pour nous avoir dans leur équipe, et hop, la barrière de la langue n’existait plus !

Léopold / Effectivement, avec les garçons ça a été immédiat : il n’y a pas mieux qu’un ballon pour briser la glace avec eux. Et avec les filles, avec qui tu es un peu plus resté au début, Vincent, ça s’est passé comment ?

Vincent / Ça a été moins immédiat, mais Sœur Monica les a emmenées dans les quelques jeux qui se trouvent devant la maison, des balançoires, ce genre de choses, et elles se sont regroupées très vite pour discuter, jouer un peu. Je me suis surtout occupé des plus petits, dont un qui a passé son après-midi à chercher des escargots, et qui venait me les montrer un par un avant de les mettre dans une espèce d’enclos qu’il avait construit avec trois bouts de bois. Mais là aussi, un petit ballon, un frisbee, des raquettes de badminton, ça a bien aidé. Et je n’ai jamais autant joué au cerceau !

J’ai noté deux choses : d’abord qu’ils avaient beaucoup besoin de jouer seul avec un adulte. Je pense que leurs parents n’ont pas tellement le temps de jouer avec eux, avec la vie qu’ils ont, ni la place, ni la tête à ça. Nous avoir à disposition pendant deux après-midis, c’était un luxe énorme pour eux.

Une jeune fille devisant gaiement avec ses six mamans religieuses…

Léopold / Je ne l’ai pas senti comme ça sur le coup, mais effectivement quand Sœur Monica nous a proposé de finir de s’occuper d’eux et qu’on aille se reposer, nous avons tous les trois refusé. D’abord parce qu’on était là pour ça, pas pour faire la sieste – et surtout pas en la laissant bosser toute seule ! –, mais aussi parce que ça aurait un peu ressemblé à un abandon, peut-être.

Vincent / Je pense, oui. L’autre chose que j’ai notée, c’est qu’alors qu’ils étaient un peu les uns sur les autres, surtout le deuxième jour où il pleuvait dehors, il n’y a pas eu de disputes entre eux, pas d’agressivité. Quasiment pas de disputes autour de tel ou tel jeu, à part pour le tout petit garçon qui n’a pas voulu lâcher un des ballons de la journée, mais sinon ça partageait volontiers. Et ça aussi, pour des enfants qui n’ont quasiment rien, j’ai trouvé que c’était très touchant. Je pense aussi que ça signifie que certains des parents arrivent quand même à donner une belle éducation à leurs enfants malgré les immenses difficultés auxquelles ils font face.

Clément / J’ai trouvé aussi que les enfants vivant à la Casa de Copii eux-mêmes, même si on les a beaucoup moins vus hélas, avaient aussi cette douceur, entre eux et avec les Sœurs. Ils rendaient volontiers service, échangeaient sereinement entre eux et avec les religieuses, alors qu’ils étaient, eux, tous adolescents.

Léopold / Un soir pendant le dîner, il y avait une de ces jeunes filles, et j’ai eu l’impression très amusante et très touchante en même temps de voir une jeune fille discuter avec ses six mamans. C’était très doux et plein d’amour. 

Clément / Très touchant aussi le grand panneau dans l’entrée de la Maison, avec toutes les photos des familles que les anciens pensionnaires de la maison ont construites après leur départ, et tous les mots de gratitude des enfants pour les Sœurs… 

Vincent / Je me suis fait la réflexion après ces deux journées avec les enfants que ce que nous avons vécu pendant cette mission, avec les enfants mais aussi avec ces gestes de générosité entre pauvres que nous avons visités, met profondément à mal que la théorie qu’on nous rabâche souvent selon laquelle la violence vient de la pauvreté.

Léopold / Finalement, dès la fin de cette première journée de jeux, nous sommes allés déposer les enfants chez eux. Et là, sur le trottoir devant leurs maisons, plusieurs se sont jetés dans mes bras. Les mêmes qui quatre heures plus tôt n’osaient pas nous regarder dans les yeux. Et le lendemain, quand ils sont revenus pour déjeuner à nouveau, nous avons pu nous asseoir avec eux et passer le déjeuner avec eux, très naturellement, malgré cette éternelle barrière de la langue.

Clément / Elle est finalement beaucoup moins gênante avec les enfants qu’avec les adultes, cette barrière de la langue. Avec les enfants, chacun parle dans sa langue, et on arrive à faire passer plein de choses juste avec l’intonation, les gestes, les regards. C’est assez libérateur. Quand j’y repense quelques jours après, je réalise que j’ai oublié qu’on ne parlait pas la même langue…

Vincent / Ces deux après-midis avec ces enfants resteront des moments forts de cette mission. Cette misère paraît à la fois plus injuste quand elle touche des enfants, et en même temps ils ne sont pas encore aussi abîmés que les adultes. J’espère que ces moments chez les Sœurs les aideront à grandir et à sortir de cette misère. Et peut-être qu’ils se souviendront un peu de nous…

Léopold / Et que nous pourrons retourner les aider, aussi.

La Roumanie nous présente quelques-uns de ses nombreux trésors

Léopold / Avant de mettre fin à cet échange, qui a déjà été très long bien que j’ai l’impression que nous aurions encore plein de choses à dire, j’aimerais vos retours sur les deux visites que Sœur Monica nous a proposées, pendant lesquelles nous avons découvert certains trésors du pays.

Vincent / Ma première impression, c’est justement une certaine surprise devant ces trésors. En France, on a une image très négative de la Roumanie. Enfin, on n’en a pas d’image du tout, mais si on vient à en parler, personne n’envisage la Roumanie comme une destination touristique éventuelle, par exemple. Et pourtant : il y a, justement, des trésors. Ces deux monastères que nous avons vus sont absolument incroyables. Celui de Voronets est apparemment – je l’ai lu depuis notre retour – appelé « la Sixtine d’Orient ». C’est pas rien. Et les gorges de Bicaz sont elles aussi absolument magnifiques, ainsi que ce que nous avons vu des Carpates.

Sœur Monica et Clément échangent devant le magnifique monastère de ‎⁨Sucevița⁩, construit à la fin du XVIe siècle, et classé à l’Unesco.

Léopold / C’est vrai que même si je connais un photographe dans le nord de la Roumanie qui prend des photos magnifiques, j’ai quand même été surpris par la beauté de ces paysages, de ces monastères. Les quelques églises en bois qu’on a vues sur la route étaient superbes aussi. Mais même au-delà de ces quelques sites remarquables, j’ai aussi été très surpris par le fait que cette beauté était partout : dans tous les petits villages que nous avons traversés, qui étaient souvent sans intérêt dans leur ensemble, il y avait une majorité de maisons qui étaient jolies. Même petites, mêmes pauvres, il y avait une volonté de les rendre belles. On a vu beaucoup de maisons dont les murs sont recouverts de ces petites tuiles de bois en losange, très ouvragées, qui ressemblent à une côte de maille. Sur d’autres, c’est l’enduit – souvent coloré – qui a été gratté pour créer des vagues, des étoiles, des formes géométriques. Ou c’est les gouttières qui sont en métal ouvragé. Bref, il y a toujours une recherche esthétique qui est très agréable.

Clément / Il y avait aussi ces multiples… chapelles ? Je ne sais pas comment les appeler : ces oratoires qu’on voyait partout le long des routes, dans les rues, avec parfois juste une statue de saint ou une icône, parfois plusieurs. Ces marques de foi un peu partout, ça m’a touché aussi. Et cette grande statue de Saint Antoine de Padoue dans une rue juste à côté de chez les Sœurs, construite par les habitants, qui se réunissent autour d’elle plusieurs fois par an pour l’honorer et partager des moments joyeux.

Deux de ces multiples « chapelles » dressées un peu partout dans les rues. Si c’est une statue, on sait qu’il y a des catholiques dans les environs : ils sont 7% dans tout le pays. Sinon, c’est plutôt une icône orthodoxe.

Et malgré tout ce qu’on vient dire, la remarque d’une des ados de la Maison avec qui nous avons dîné le dernier soir m’a vraiment attristé. Nous parlions de nos pays, et donc de la France, et elles énuméraient les quelques monuments parisiens qu’elles connaissaient. Et l’une d’elles nous regarde et dit : « Paris, c’est magnifique. Ici, notre pays, c’est moche ».

Fière et heureuse de nous faire découvrir son pays

Vincent / Elle a eu l’air tellement surprise quand on lui a dit qu’on avait trouvé que c’était un très beau pays, et que Paris ça n’est pas que les cartes postales… Je ne sais pas si les Sœurs peuvent les emmener voir ces monastères, ces montagnes, ou si elles ne connaissent que leur banlieue…

Léopold / Sœur Monica a plusieurs fois parlé de voyages, notamment dans le delta du Danube.

Vincent / Il y a évidemment cette habitude de croire que l’herbe est plus verte chez le voisin, mais je me demande s’il n’y a pas aussi chez les Roumains un peu de manque d’amour pour soi-même. Il y a des choses dans le discours des Sœurs avec qui on a pu discuter – précisons qu’elles parlaient toutes français, ou presque, ainsi que le co-directeur de la maison…

Léopold / Le Monsieur qui travaille dans l’atelier de menuiserie de la maison aussi comprenait le français…

Vincent / Là aussi, l’amour des Roumains pour la France est un sujet qu’on aurait pu creuser… Bref, je disais que dans le discours des Sœurs j’ai parfois senti un peu d’un complexe d’infériorité, mais sans pouvoir dire précisément pourquoi.

Clément / Je remarque quand même que Sœur Monica, elle, était visiblement fière et heureuse de nous faire découvrir son pays, et qu’elle a effectivement réussi à nous le faire aimer. Personnellement, je suis certain que, d’une façon ou d’une autre, j’y retournerai. 

Léopold / Messieurs, merci pour cet échange. Je crois que nous avons dit le plus important, même s’il reste sans doute plein de souvenirs que nous garderons longtemps sans avoir pu les partager ici. Merci aussi pour cette belle mission, pour votre efficacité et votre bonne humeur. 

Merci aussi à tous les donateurs qui nous ont permis de mener cette mission à bien. Une chose est certaine : nous travaillerons à nouveau avec le Oblates de la Miséricorde de la Casa de Copii de Barați, soit pour de nouvelles distributions comme celle-ci, soit sur un projet plus important quand le moment sera venu pour les Sœurs. Nous espérons donc pouvoir vous reparler rapidement de la Roumanie !