Pendant deux années, la crise du Covid nous a empêchés de nous rendre auprès des victimes de la guerre qui secouait le Donbass depuis 2014. À la fin de l’année 2021, la levée des restrictions nous permettait, enfin, d’envisager d’y retourner en 2022. Mais les choses n’allaient pas se dérouler comme prévu…

Le 24 février, alors que les préparatifs de notre prochain voyage avançaient bien, le conflit franchit une nouvelle étape quand la Russie est entrée en Ukraine après huit ans de guerre civile au Donbass. Un développement que nous avons observé avec angoisse, mais hélas sans surprise : nous savions depuis longtemps que ça finirait par arriver, faute d’une réelle volonté de la communauté internationale de mettre fin au conflit, et même de faire appliquer réellement les accords de Minsk II.

Hélas, cette escalade dans le conflit risquait bien de compromettre notre mission, tout en la rendant en même temps encore plus indispensable.

La décision a été rapidement prise de continuer à la préparer, quitte à devoir l’annuler ou la repousser au dernier moment. Comment pouvions-nous envisager de simplement annuler alors que ces gens que nous étions déjà allés aider une dizaine de fois étaient à nouveau sous les bombes et allaient par milliers quitter leurs maisons et se réfugier dans ces villes que nous connaissions bien ?

Un peu plus de deux mois plus tard et un créneau s’ouvrait pour nous pour début mai. Nous partions, pour un séjour particulièrement marquant, dont nous garderons longtemps ces quelques souvenirs que je vous partage maintenant.


Quand nous arrivons à Marioupol, les combats n’y sont plus que très sporadiques et très localisés, dans l’enceinte de l’usine Azovstal, mais la ville est ravagée par plusieurs semaines de combats acharnés : immeubles éventrés, rues couvertes de débris déblayés à la hâte, et partout cette odeur de brûlée, de poussière et de poudre. Pour nous y rendre, nous avons dû rouler tout près de la ligne de front, sur des routes défoncées par les tirs et les chenilles des véhicules blindés, dont un certain nombre gisent abandonnés dans les fossés. À Donetsk, nous avons dévalisé plusieurs magasins pour emplir notre véhicule de milliers de couches, de pots pour bébés, de lait en poudre, de bouteilles d’eau, de médicaments, de produits hygiéniques et de jouets divers. Nous en avons pour plusieurs milliers d’euros, mais nous savons déjà que ça ne sera qu’une goutte d’eau jetée sur un incendie.

« Que faites-vous ici ? Vous êtes fous ! »

Nous arrivons devant un centre commercial transformé en gigantesque centre d’accueil humanitaire. Une organisation impressionnante compte tenu des circonstances : ici un centre administratif pour aider les réfugiés à faire connaître leur présence à Marioupol et à recevoir de l’aide ; là une grande zone avec accès libre à l’électricité, principalement pour recharger les portables, seuls moyens de garder le contact avec ses proches au milieu de ce chaos ; plus loin encore des zones médicales pour traiter les blessures légères ou renvoyer vers un hôpital plus compétent le cas échéant, où nous avons déposé plusieurs cartons de médicaments, des bandages, d’antiseptiques, etc. ; et plusieurs points de distribution d’aide de produits du quotidien. Nous sommes orientés vers un rayon dans lequel nous débarquons tout notre matériel et tendons un drapeau français qui nous attirera de nombreuses remarques amicales, voire admiratives : « Qu’êtes-vous venus faire ici, de si loin ? Vous êtes fous ! » Pendant plusieurs heures, nous distribuons tout ce que nous avons apporté, mais aussi échangeons quelques mots avec chacun. Nous ressentons énormément de gratitude, recevons beaucoup de « merci », voyons beaucoup de joie.

À la sortie du magasin de Donetsk où nous avons fait les courses avant de nous rendre à Gorlovka.

Nous aussi prenons le temps d’aller jouer avec les enfants dans une zone du centre qui leur est dédiée, et de leur apporter quelques jouets.


À Donetsk, nous visitons un hôpital accueillant de nombreux civils victimes de la guerre, certains blessés près du front, d’autres par des obus ukrainiens à Donetsk même. La plupart du temps, ils ont reçu des éclats d’obus ou de verre dans les membres.

Partout, l’eau manque cruellement

À l’hôpital de Gorlovka également, où nous avons apporté plusieurs caisses de médicaments et de matériel médical de base, nous rendons visite à beaucoup de civils blessés, et notamment à des enfants. La ville est bombardée pendant notre visite et des obus tombent à quelques centaines de mètres de l’endroit où nous nous trouvons. Nous avons apporté de l’aide à des réfugiés ayant fui Marioupol au début des combats, qui se retrouvent à présent coincés à Gorlovka alors que les combats ont cessé à Marioupol. Nous déposons une trentaine de lits de camp et de sacs de couchage dans un centre d’accueil de réfugiés, ainsi que de la nourriture et de l’eau, en gros bidons de plusieurs litres.

Ailleurs dans la ville, nous livrons une grande citerne. L’eau manque partout, et c’est, même à cette période de l’année où il commence à faire doux, ce qui est le plus difficile à supporter. Je n’ose imaginer ce qu’il en est aujourd’hui, en plein hiver… Quand l’eau revient, on ne sait jamais combien de temps ça durera, et tout le monde s’empresse de remplir des bouteilles, des casseroles, des bidons… mais aussi de prendre une douche, glaciale évidemment. Parfois, on sort de la douche sans avoir pu se rincer entièrement. Tout le monde vit ça avec une résignation apparemment paisible, certains s’en amusent même, ces jeunes filles par exemple qui se plaignent en riant : « Comment on fait, nous, pour rester belles avec les cheveux gras ? »

Avec des enfants réfugiés à Marioupol.

Dans un des hôpitaux que nous visitons, nous organisons une distribution de cadeaux pour les enfants. Parmi eux, un jeune garçon, plus vieux de quelques années que tous les autres, qu’on ne nous a pas annoncé et pour qui nous n’avons donc rien. Il retournera dans sa chambre les mains vides, et nous repartirons le cœur lourd de n’avoir rien pu lui offrir d’autre que nos sourires. Je repense souvent à lui, même plus de 6 mois plus tard — alors que lui a sans doute déjà oublié cet événement —, avec toujours un pincement au cœur.


À Gorlovka, nous nous recueillons sur un monument élevé en hommage à plusieurs civils tués par un obus ukrainien au début du conflit, en juin 2014. Parmi ces civils, une jeune femme, Christina, tuée avec sa fille Kira, 10 mois. À l’époque, la photo de leurs corps suppliciés a fait le tour du monde et Christina a reçu le surnom de « Madone de Gorlovka ». C’est un des événements qui nous a convaincus de l’urgence d’aller dans le Donbass.

Le monument aux enfants tués par les bombardements à Donetsk.

Ces bombardements aveugles n’ont pas cessé depuis 2014. Pendant notre séjour, nous entendions souvent des explosions dans le lointain, le soir à l’hôtel, ou au restaurant. La guerre venait se rappeler constamment, même pendant une messe à laquelle nous avons assisté. À chaque fois, nous pensions que quelqu’un venait peut-être de perdre la vie, et que nous pourrions bien faire partie des prochains. Une pensée avec laquelle les habitants de Donetsk ont appris à vivre quotidiennement… Aujourd’hui, ces bombardements ne ciblant que des civils sont encore plus fréquents.


Il y aurait encore 1000 choses à raconter, mais je ne voudrais pas abuser de votre patience.

Ce séjour a été bien évidemment particulièrement marquant, en raison de l’aggravation dramatique de la situation, et nous en garderons le souvenir longtemps, en espérant que les prochains puissent intervenir dans un contexte moins désespérant.

Depuis notre retour, nous ne sommes pas restés les bras croisés à rien faire. Même si tout est évidemment terriblement compliqué en ce moment, nous faisons tout ce que nous pouvons pour continuer d’aider nos amis du Donbass. Tous les mois depuis mai, grâce aux nombreux contacts fidèles et sûrs que nous avons sur place, nous avons pu faire parvenir de l’aide à Donetsk : des médicaments, des pansements, des antidouleurs et antiseptiques, etc. C’est très compliqué, chaque mois ou presque il faut trouver de nouvelles méthodes ; envoyer de l’argent reste compliqué, envoyer des véhicules est inenvisageable pour l’instant, envoyer des bénévoles humanitaires est terriblement compliqué également. On constate aisément que rien n’est fait en Europe de l’Ouest pour faciliter l’envoi d’aide humanitaire de ce côté-là du front.

Nous espérons pourtant pouvoir continuer à aider aussi longtemps que cela sera nécessaire : l’idée de devoir rester en France sans rien pouvoir faire nous terrifie. Nous ne cesserons que quand la paix, indispensable, reviendra enfin dans la région et nous espérons que cela sera le plus rapidement possible.

Et bien sûr nous espérons pouvoir y retourner très rapidement !

Nous vous tiendrons bien entendu informés de la suite de nos opérations, si possible de façon plus fréquente que ce que nous avons pu faire cette année.

Je tiens encore une fois à vous remercier pour votre soutien et votre générosité tout au long de cette année si particulière, et même tout au long de ces dernières années si difficiles. Merci à tous, infiniment !

Nikola Mirkovic,
Président de Ouest-Est