Depuis 2014, Nikola Mirkovic, président de Ouest-Est, va chaque année avec une équipe de bénévoles visiter les civils du Donbass en guerre pour leur apporter une aide humanitaire autant que morale. Depuis plusieurs années, ce voyage se déroule souvent au printemps ; cette année, une nouvelle équipe a mené une deuxième opération du même type, cette fois en automne.
Ce voyage, rendu possible grâce à votre générosité, a été plein de nouveautés dont les membres vous racontent maintenant quelques moments forts.
À la frontière, une douanière dragueuse
Aller dans le Donbass aujourd’hui n’est pas simple. Y aller en ligne droite est bien sûr inenvisageable, mais même plusieurs lignes droites ne suffisent pas : il faut beaucoup zigzaguer. L’un de nos volontaires a ainsi changé 12 fois de moyen de transport entre chez lui et Donetsk !
Le premier passage de douane s’est fait en pleine nuit, au milieu d’un long trajet dans un minivan au confort plus que spartiate. Nous ne faisions pas vraiment les fiers, alors que nous attendions notre tour pour présenter notre passeport. L’apparente bonhomie du douanier nous ayant distribué le petit document d’immigration à remplir – avec les doigts un peu gelés et les yeux piquants de sommeil – n’avait pas suffi à nous détendre. C’est à nous. C’est une douanière, jeune, plutôt jolie, l’air froid et sec comme il se doit. Elle ouvre nos passeport… et son visage s’illumine : « Oh, vous Français ! » Stupéfaction. Et malgré la tension, l’affaire prend un tour légèrement comique. « J’aime beaucoup le France, le Tour Eiffel, le vin, le musique ! » Nous sourions poliment, un peu crispés quand même. Elle ne se démonte pas : « J’aime beaucoup Jacques Brel ». Nous tentons un timide « Il est Belge, en fait »… elle n’en a cure et continue « … et Stromae, Formidable » « Hum, Belge aussi… » Et bien sûr, elle commence à chanter LA chanson que tous les Français ont déjà entendu à l’étranger : « Voulez-vous coucher avec moi, ce soir ? » En fait, on préfèrerait quand même pouvoir passer vite, c’est possible ? pensons-nous. L’échange continue un petit moment, pendant lequel elle exécute les tâches qui lui sont confiées tout en continuant à faire étalage de sa grande culture française. Elle nous rend nos passeports (enfin !!!) et nous souhaite un bon séjour. Nous rejoignons les autres passagers, un peu soulagés. Quelques secondes après, alors qu’elle s’occupe déjà d’un nouveau voyageur, elle sort sa tête de sa cabine : « Eh, les Français ! Voulez-vous coucher avec moi ! » Nous sourions franchement.
Dans l’heure qui suivra, le minivan sera arrêté deux fois sur le bord de la route par des hommes armés jusqu’aux dents, fusils-mitrailleurs et casques lourds, qui nous enverrons nous faire à nouveau contrôler. Deux réveils un peu difficiles à gérer, surtout pour un de nos volontaires pas du tout habitué à ce genre de comité d’accueil : « Tu penses que ça va être comme ça jusqu’à la fin ? Je ne suis pas sûr de trouver ça très rigolo », murmure-t-il en remontant dans le minivan après le 2e arrêt. Finalement, ça sera le dernier, et nous pourrons finalement somnoler plusieurs heures d’affilée.
À Donetsk, la vie continue entre les ruines
Première sortie dans Donetsk pour aller faire les courses. Nos guides nous emmènent d’abord visiter la ville. Impression étrange. C’est une ville comme beaucoup d’autres, très marquée par son passé minier et communiste évidemment, mais on suppose qu’il y en a beaucoup d’autres comme elle un peu partout dans la région. Les rues sont animées,voitures et camions se faufilent, les trottoirs sont pleins de passants qui vaquent à leurs occupations, les jardins publics se remplissent de promeneurs.
S’il n’y avait ici ou là des maisons en ruines ou des traces d’impacts sur les façades des immeubles, on peinerait à croire que la guerre est passée par là…
Au loin, on entend des explosions, très fréquentes, plus ou moins étouffées par les bruits de la ville. Parfois, l’explosion est suivie peu de temps après par le cri d’une sirène de camion de pompier qui fonce à toute allure.
Personnellement, je pensais avant de venir que ça tombait de temps en temps, deux ou trois fois par semaine. Naïf, je demande à notre guide : « Euh, c’est des tirs, ou autre chose ? » C’est bien des tirs, évidemment, quoi d’autre ? « Et, euh… ça tombe où ? », demandè-je, soudain moins assuré. « Oh, ici ou là, répond notre ami Vadim avec un sourire amusé. Et de préciser : « Tant que je suis de bonne humeur, c’est que c’est suffisamment loin ». Son rire me rassure : pour le moment, c’est loin.
Quelques minutes après, nous verrons ce que ça fait quand l’ambiance se refroidit. Alors que nous traversons un parc où les sculptures de métal érigées avant le conflit portent toutes des traces d’éclats, une explosion retentit, plus forte que les précédentes. Et Vadim fait demi-tour et part en courant vers la voiture. Nous ne pouvons rien faire d’autre que le suivre, en nous demandant quand même un peu ce qu’on est venus faire dans cette galère. À côté de nous, deux jeunes que nous avions croisés devisant gaiement sur un banc y sont toujours alors que nous démarrons sur les chapeaux de roue. Ils n’ont pas bougé.
Le marché de Donetsk, au pied de la magnifique cathédrale, est vide. Un seul étalage propose des légumes aux rares passants. À l’entrée, une boutique se protège derrière quelques sacs de sable.
Certains quartiers sont entièrement détruits. Dans les ruines, les ronces poussent à toute vitesse, et parfois un arbuste se dresse déjà là où il y a quelques années vivait une famille. Où se trouve-t-elle aujourd’hui ? Ses membres sont-ils morts ? Ont-ils simplement quitté Donetsk ? Nous ne le saurons pas.
Certains tronçons de route sont franchis à plus de 100km/h : « Ici, ça tombe assez souvent », précise Vadim.
À Dokuchaievsk, une roquette est encore plantée dans le goudron de la route. Autour, toutes les maisons portent les stigmates d’explosions. Certaines semblent pourtant encore habitées… Le village a été longtemps dans la zone grise entre les lignes de front. Les champs autour du village ont été déminés depuis ; « Personne n’ose y aller quand même », précise Vadim De toute façon, reste-t-il encore des hommes en âge de travailler la terre dans le village ?
Sur les routes, énormément de camions militaires, et des hommes en arme partout. Lors d’une de nos distributions, nous entendons un hélicoptère passer juste à côté, manifestement en rase-mottes : le front n’est pas si loin.
Dans les couloirs des hôpitaux, des patients attendent sur une chaise d’écolier
De façon tout-à-fait logique, la guerre impose de lourdes contraintes aux différents hôpitaux du Donbass. Dans la région de Donetsk, tous les hôpitaux sont surchargés. Nous passerons en voir plusieurs pour leur déposer des médicaments, qui ont été commandés en amont par Natalia. selon les demandes des médecins et que nous allons chercher chaque matin. Il faut ensuite les trier pour s’assurer que chaque hôpital recevra ce dont il a besoin. Tâche ingrate mais indispensable, dont nous nous acquittons avec beaucoup de concentration. Nous apprenons à déchiffrer le cyrillique en lisant les noms exotiques des médicaments.
Dans les couloirs d’un des hôpitaux où nous déposons deux gros cartons de médicaments, nous croisons deux infirmiers qui font une pause au milieu des patients qui attendent. L’un d’eux porte une magnifique barbe et les cheveux longs sous son petit couvre-chef. C’est un moine du monastère de Solovetski, célèbre monastère situé dans le nord-ouest de la Russie, sur la mer Blanche. Quand la guerre a éclaté, il s’est porté volontaire pour venir aider dans un hôpital ici à Donetsk, à plus de 2500 km de son monastère. Nous lui demandons si on peut faire une photo, il accepte avec un sourire un peu gêné qui semble dire « Pourquoi vous voulez une photo de moi ? Je n’ai rien fait de spécial… »
En arrivant, nous avons acheté six brancards qui seront répartis dans plusieurs d’hôpitaux. À chaque visite, on nous remercie chaleureusement : « Nous en manquons tellement, ça va nous aider bien plus que vous le pensez », nous dit le médecin en chef que Ouest-Est connaît bien et qui est costaud comme un menhir et manque de nous arracher le bras ! Dans les couloirs de son hôpital, des malades attendent par dizaines. Les plus chanceux ont une chaise d’école pour s’asseoir, d’autres s’assoient sur le carrelage gris et froid. Personne ne se plaint, chacun semble attendre son tour patiemment, dans le calme. On aimerait pouvoir faire tellement plus que ces quelques cartons de médicaments, qui semblent bien dérisoire. Et pourtant, on nous remercie à chaque fois comme si nous avions apporté un nouvel hôpital tout entier…
Soudain, plus de chocs : nous roulons sur une route toute neuve
À Volnovakha, nous apportons une caisse de médicaments à une association locale qui vient en aide aux personnes âges dans le besoin. L’une d’elles est là quand nous arrivons. Elle reçoit ses médicaments.
Elle s’aperçoit que nous la prenons en photo et a un premier mouvement de recul. Nous lui demandons si ça la dérange et si elle préfère qu’on n’utilise pas ses photos. Elle semble réfléchir un moment et nous répond : « Non, allez-y, si ça peut vous permettre de revenir nous aider, allez-y ».
Et elle se prête au jeu de bonne grâce, sans pouvoir se départir de ce regard où nous voyons une grande lassitude. Puis elle repart en marchant à tout petits pas à côté de son vélo, qui lui sert uniquement à transporter les médicaments qu’on lui a apportés.
La ville est en effervescence : partout, des tracteurs poussent des tas de terre ou des arbres entiers. Pour venir ici, nous avons emprunté une route en très mauvais état, qui nous a secoués tous le long du trajet comme des colis jetés au fond d’un camion. Et d’un coup, plus rien : la route est soudainement impeccablement neuve. Elle s’étire comme un serpent bleu foncé au milieu de la boue noire. « Il y a quelques jours, ici, je roulais dans la boue », remarque Vadim Et quelques semaines plus tôt, il progressait au milieu des ruines ; aujourd’hui un immeuble tout neuf se dresse à notre gauche, et sur notre droite un chantier sort de terre. La ville se reconstruit à toute vitesse. Vadim nous explique que Volnovakha a reçu le soutien d’une région du nord-est de la Russie : des fonds ont été levés là-bas et envoyés ici pour la reconstruction. La ville est pour le moment un curieux patchwork de ruines et de bâtiments neufs.
Bouche bée devant ces visiteurs venus du grand Ouest
Nous visitons l’orphelinat d’Enakievo. Les enfant, d’environ 6 à 10 ans, nous attendent dans leur pièce de vie, assis sagement sur des chaises. Quand nous leur disons d’où nous venons, ils ouvrent de grands yeux. « Des Français, des vrais ?! », demande l’un d’eux. Nous discutons, nous jouons avec eux et nous leur offrons des chocolats. À notre départ, plusieurs nous sautent dans les bras.
Autre étage, autre tranche d’âge, la quinzaine. « Nous sommes Français »… Un garçon blond bondit de sa chaise : « Bonjour, je m’appelle Grigori, je suis très heureux de vous rencontrer, je parle français ! » De fait, il a déjà dit tout ce qu’il connait et l’échange doit continuer via notre volontaire franco-russe, mais la glace est brisée avec tout le groupe. Nous discutons longuement, ils nous demandent si la France est belle, si nous parlons américain, si la Tour Eiffel est bien en France. L’une nous offre le résultat d’un travail manuel qu’elle vient de finir : son tableau d’un gros ours en faux diamants est aujourd’hui accroché à un mur en France.
Au moment où nous partons, Grigori demande comment on dit « bolchoï » en français : « grand ». Et Gregori de nous serrer la main avec effusion en répétant « Grand merci, grand merci ! », traduction littérale de « Spasiba bolchoï » Ça sonne très désuet en français mais Grigori est si enthousiaste de pouvoir nous remercier dans notre langue que nous ne pouvons rien faire d’autre que le répéter avec lui : « Grand merci, grand merci ! »
Rendre les gens que nous visitons co-acteurs
Visite à un orphelinat de Gorlovka, à quelques dizaines de kilomètres de Bakhmut / Artemovsk. Nous apportons entre autres en grand sapin de Noël, que nous avons prévu de décorer avec les enfants, notamment d’une grosse étoile à poser au sommet.
Pendant que nous leur distribuons divers cadeaux, cette jeune fille se cache ostensiblement de l’appareil photo, allant jusqu’à rentrer complètement la tête dans son sweat quand l’objectif est tourné dans sa direction. Peu importe, nous prenons des photos ailleurs.
Vient le moment de poser l’étoile au sommet du sapin. Nous portons un jeune garçon pour qu’il l’installe. En vain, malgré plusieurs essais : l’arbre est trop grand. Cette même jeune fille sort alors de son mutisme et attrape l’étoile en grognant. Elle grimpe sur le rebord de la fenêtre, et, en équilibre sous les acclamations des plus petits, entreprend de venir à bout de cette tâche fondamentale. Et soudain, l’appareil photo ne la gêne plus du tout : elle était celle qu’on aide, passive ; elle est devenue celle qui résout le problème. Et dans cette position-là, elle est heureuse d’être photographiée, elle en rajoute, prend la pose avec un grand sourire.
Une leçon, même pour un volontaire humanitaire un peu habitué : surtout ne jamais enfermer les gens que nous aidons dans leur position de victimes.
Sur le chemin du retour : Vanessa Paradis chante dans la nuit
Il y aurait beaucoup d’autres choses à raconter, des images amusantes ou touchantes, parfois poignantes, que nous garderons longtemps en tête : ce cosaque croisé devant une gargote où nous mangeons un morceau entre deux visites, qui découpe à la hache un cochon suspendu au coffre de sa voiture pour le vendre à des soldats qui passent ; cette petite babouchka qui vient déposer des cierges dans la cathédrale de Donetsk et demander, sans doute, de voir à nouveau la paix avant de quitter cette vie ; cette autre grand-mère qui refuse de quitter sa maison malgré les obus qui tombent chaque jour parce qu’elle a vécu toute sa vie ici et veut mourir ici ; ces deux enfants qui nous voient arriver par la fenêtre de leur orphelinat et nous accueillent en faisant avec leurs doigts le V de la victoire ; l’allée des anges à Donetsk, où la plaque portant les noms des enfants morts depuis 2014 disparaît sous les nounours et les jouets ; et sur le chemin du retour, dans le minivan qui nous remmène vers un aéroport d’où nous pourrons rejoindre l’Ouest, quelque part dans les interminables plaines de Russie, ce chauffeur trop heureux de faire passer les quelques chansons françaises qu’il connaît. Nous finissons ainsi notre périple en écoutant quasi-religieusement « Joe le Taxi » avec des Arméniens avec qui nous n’avons guère pu échanger plus de trois mots pendant une journée entière de voyage.
Merci à tous ceux qui par leur générosité ont rendu ce nouveau voyage possible. Nous repartirons avec une équipe au printemps comme d’habitude, n’hésitez pas à nous faire un don dès maintenant pour que nous puissions apporter de l’aide à un maximum de personnes.
Nous avons aussi d’autres missions en cours de préparation dans d’autres pays, nous vous en dirons plus bientôt. N’hésitez pas à nous écrire ci-dessous pour que nous ajoutions votre courriel à la liste de celles auxquelles nous envoyons notre lettre d’information.
Merci encore pour votre soutien et à bientôt !